Chapitre XII
Être ivre, s’emporter ? prendre un air froid et sombre ?
Et dans de vains transports s’attaquer à son ombre ?
Shakespeare, Othello.
Je vous ai déjà dit, mon cher Tresham, ce qui n’était pas une nouvelle pour vous, que mon principal défaut était un orgueil invincible, qui m’exposait souvent à de cruelles mortifications. Je n’avais jamais pensé que j’aimasse miss Vernon ; cependant à peine Rashleigh m’eut-il parlé d’elle comme d’une conquête qu’il pouvait saisir ou négliger à son choix que toutes les démarches que cette pauvre fille avait faites, dans l’innocence de son cœur, pour former une liaison d’amitié avec moi, me parurent l’effet de la coquetterie la plus insultante. – Elle voudrait sans doute s’assurer de moi comme d’un pis-aller, au cas que M. Rashleigh Osbaldistone fasse le cruel ! mais je lui apprendrai que je ne suis pas homme à me laisser jouer ainsi... Je lui ferai voir que je connais ses artifices, et que je les méprise.
Je ne réfléchis pas que toute cette indignation, aussi ridicule que déplacée, prouvait que je n’étais rien moins qu’indifférent aux charmes de miss Vernon, et je m’assis à table très irrité contre elle et contre toutes les filles d’Ève.
Miss Vernon fut surprise de m’entendre répondre sèchement aux saillies qui lui échappaient et aux traits satiriques qu’elle décochait à tout moment contre ses chers cousins avec sa liberté ordinaire ; mais, ne soupçonnant pas que mon intention fût de l’offenser, elle se contenta de se moquer de mes grossières reparties par des reparties à peu près semblables, mais plus fines et plus polies, et en même temps plus piquantes. À la fin elle s’aperçut que j’étais réellement de mauvaise humeur, et voici la réponse qu’elle fit à une de mes boutades : – On dit, M. Francis, qu’il y a quelque chose de bon à recueillir, même des discours d’un sot : j’entendais l’autre jour le cousin Wilfred refuser de jouer plus longtemps au bâton avec le cousin John, parce que le cousin John s’était mis en colère et frappait plus fort que les règles du jeu ne le permettent. Il n’est pas juste, disait l’honnête Wilfred, que je reçoive des coups tout de bon, tandis que je ne donne que des coups pour rire. Sentez-vous ?
– Je ne me suis jamais trouvé, madame, dans la nécessité de chercher à extraire la mince dose de bon sens qui peut se trouver mêlée dans les personnes de cette famille.
– Nécessité ! et madame ! Vous m’étonnez, M. Osbaldistone.
– J’en suis désolé, madame.
– Quel est ce nouveau caprice ? Parlez-vous sérieusement, ou ne prenez-vous ce ton que pour rendre plus précieuse votre bonne humeur ?
– Vous avez droit à l’attention de tant de messieurs dans cette famille, miss Vernon, qu’il ne peut guère être digne de vous de demander la cause de ma nullité et de ma maussaderie.
– Comment ?... avez-vous donc abandonné mon parti pour passer à l’ennemi ?
Elle jeta un regard sur Rashleigh, qui était placé vis-à-vis d’elle, et voyant qu’il semblait nous observer avec une maligne joie, elle ajouta :
– Il n’est que trop vrai : Rashleigh triomphe de m’avoir enlevé encore un ami. Grâce au ciel, et grâce à l’état de dépendance où je me suis toujours trouvée, et qui m’a appris à souffrir sans me plaindre, je ne m’offense pas aisément : afin de n’être pas tentée de vous chercher querelle, je vais me retirer plus tôt qu’à l’ordinaire, et je souhaite que votre mauvaise humeur passe avec votre dîner.
À ces mots elle quitta la table.
Elle ne fut pas plus tôt partie que j’eus honte de ma conduite. J’avais repoussé brusquement les témoignages de sa bienveillance, et j’avais presque été jusqu’à injurier l’être charmant qui n’avait pas craint d’exposer sa réputation pour me rendre service, et que son sexe seul eût dû mettre à l’abri de ma brutalité. Pour combattre ou pour dissiper ces réflexions pénibles, je remplis machinalement mon verre toutes les fois que la bouteille passait devant moi.
Accoutumé à la tempérance, je ne tardai pas à éprouver, dans l’état où j’étais déjà, les funestes effets du vin. Les buveurs de profession, qui se sont comme abrutis par l’usage fréquent des liqueurs fortes, peuvent se livrer sans crainte à ces excès, qui ne font que troubler un peu leur jugement, déjà très faible à jeun. Mais les hommes qui ne se sont pas fait une habitude de ce vice affreux qui nous ravale au rang des brutes, en éprouvent en un instant la terrible influence. Ma tête s’exalta bientôt jusqu’à l’extravagance ; je parlais sans cesse ; je discutais ce que je ne savais pas ; je faisais des histoires dont je perdais le fil, et puis je riais moi-même à gorge déployée de mon absence de mémoire. J’acceptai plus d’une gageure qui n’avait ni rime ni raison ; je défiai à la lutte le géant John, quoiqu’il fût un des premiers lutteurs du canton, et moi un apprenti dans cet exercice.
Mon oncle eut la bonté de prévenir le résultat de ma folle ivresse qui aurait, je suppose, fini par me faire rompre le cou.
La malignité a même été jusqu’à dire que j’avais entonné une chanson bachique ; mais comme je ne m’en souviens pas, et que je ne crois pas avoir jamais essayé de former un son, je me flatte que cette calomnie n’était pas fondée. J’ai fait assez de folies pendant mon ivresse, sans qu’on m’en prête encore auxquelles je n’ai pas songé. Sans perdre entièrement toute raison, je perdis toute retenue, et la passion impétueuse qui m’agitait se manifesta par les plus bruyants transports. Je m’étais mis à table triste, mécontent, et décidé à garder le silence ; le vin me rendit babillard, querelleur et emporté. Je cherchais dispute à tout le monde, je contredisais tout ce qu’on avançait ; et, sans respect pour les bienséances, j’attaquais, à la table même de mon oncle, ses sentiments politiques et sa religion. La modération que Rashleigh affectait, sans doute pour augmenter encore ma fureur frénétique, m’échauffa mille fois plus que les cris et les injures de ses frères. Je dois à mon oncle la justice de dire qu’il s’efforça de nous ramener à l’ordre ; mais son autorité fut méconnue au milieu du tumulte toujours croissant. À la fin mon emportement ne connut plus de bornes, et furieux de quelque insinuation injurieuse, réelle ou supposée, je m’élançai de ma place, courus sur Rashleigh et lui donnai un soufflet. Le philosophe le plus stoïque n’eût pas reçu cette insulte avec plus de sang-froid et de patience. Il se contenta de me jeter un regard de mépris ; mais Thorncliff ne fut pas si modéré dans sa vengeance, et, voyant que son frère ne s’apprêtait pas à demander raison de cet outrage, il cria qu’il voulait laver dans mon sang la tache faite à leur honneur. Les épées furent tirées ; et nous avions échangé une ou deux passes, lorsque les autres frères nous séparèrent. Je n’oublierai jamais le rire infernal qui contracta les traits de Rashleigh lorsque je fus entraîné de force par deux de ces jeunes titans. Ils m’enfermèrent dans ma chambre, assujettirent la porte par de grosses barres de fer, et je les entendis, avec une rage inexprimable, rire aux éclats en descendant l’escalier. J’essayai dans ma fureur de briser la porte ; mais la précaution qu’ils avaient prise rendit tous mes efforts inutiles. À la fin je me jetai sur mon lit, et m’endormis en roulant dans ma tête de terribles projets de vengeance.
Mais le tardif repentir vint avec le jour. Je sentis avec amertume la violence et l’absurdité de ma conduite, et je fus obligé de reconnaître que le vin m’avait ravalé au-dessous de Wilfred Osbaldistone, pour lequel j’avais un si profond mépris. Ces cruelles réflexions n’étaient pas adoucies par l’idée qu’il fallait faire des excuses pour mon emportement déplacé, et cela en présence de miss Vernon. Les reproches que j’avais à me faire pour la conduite peu généreuse que j’avais tenue à son égard pendant le dîner, et pour laquelle je ne pouvais pas même alléguer la misérable excuse de l’ivresse, ajoutaient encore à ces pénibles considérations.
Accablé du poids de ma honte et de mon humiliation, je descendis dans la salle à manger, comme un criminel qui vient entendre prononcer sa sentence. Une forte gelée avait rendu la chasse impossible, et j’eus la mortification de trouver déjà toute la famille rassemblée autour d’un énorme jambon, à l’exception de Rashleigh et de miss Vernon. La joie était extrême lorsque j’entrai, et je ne pouvais douter que je ne fusse l’objet de la risée. En effet, ce qui me semblait un sujet de peine et de regrets paraissait aux yeux de mon oncle et de la plupart de mes cousins une saillie de gaieté fort divertissante. Sir Hildebrand, tout en me raillant sur mes exploits héroïques, jura qu’il pensait qu’à mon âge il valait mieux s’enivrer deux ou trois fois par jour que d’aller se coucher à sec comme un presbytérien. Et, pour appuyer cette consolante réflexion, il versa un grand verre d’eau-de-vie, en m’exhortant à avaler du poil de la bête qui m’avait mordu.
– Laisse-les rire, neveu, ajouta-t-il en regardant ses fils, laisse-les rire ; ils seraient de vraies soupes au lait, comme toi, si je ne leur avais pas appris à vider leur bouteille.
Malgré tous leurs défauts et tous leurs ridicules, mes cousins n’avaient pas en général un mauvais cœur : ils virent que leurs railleries me blessaient, et ils s’efforcèrent, quoique avec leur maladresse ordinaire, de dissiper l’impression pénible qu’elles avaient produite sur moi. Thorncliff seul se tenait à l’écart, et avait l’air morne et pensif. Ce jeune homme avait toujours eu de l’éloignement pour moi, et il ne m’avait jamais témoigné ces attentions maussades, mais bienveillantes, que j’avais éprouvées quelquefois de la part de ses frères. S’il était vrai, ce dont pourtant je commençais à douter, qu’on le destinât pour époux à miss Vernon, il était possible qu’il s’alarmât de la prédilection que cette jeune personne semblait me marquer, et que, craignant que je ne devinsse un rival dangereux, il conçût de la jalousie et me prît en aversion.
Rashleigh entra enfin, l’air morne et rêveur. Je ne sais quoi de sombre répandu sur sa physionomie prouvait qu’il n’avait pas oublié l’insulte déshonorante que je lui avais faite. J’avais déjà pensé à la conduite que je devais tenir dans cette occasion ; j’étais parvenu à me modérer et à croire que le véritable honneur ne consistait pas à me battre pour prouver que j’avais raison, lorsqu’il n’était que trop évident que j’avais tort, mais à faire noblement des excuses pour une injure si disproportionnée à toutes les provocations que j’aurais pu alléguer.
Je m’empressai donc d’aller à la rencontre de Rashleigh, et lui exprimai mes regrets de la violence à laquelle je m’étais laissé emporter la veille.
– Rien au monde, dis-je, n’eût pu m’arracher un seul mot d’excuse, rien que la voix de ma conscience, qui me reproche ma conduite. J’espérais que mon cousin accepterait l’assurance sincère de mes regrets, et voudrait bien considérer que mes torts provenaient en grande partie de l’excessive hospitalité d’Osbaldistone-Hall.
– Il sera ton ami, garçon, s’écria le bon sir Hildebrand dans l’effusion de son cœur, il sera ton ami, ou du diable si je l’appelle encore mon fils. Pourquoi, Rashleigh, restes-tu planté là comme une souche ? J’en suis fâché, eh ! de par tous les diables, c’est tout ce que peut faire un gentilhomme, s’il vient à faire quelque chose de mal lorsqu’il a bu le petit coup. J’ai servi et je dois, je crois, connaître quelque chose aux affaires d’honneur. Que je n’en entende plus parler, et nous irons tous ensemble chasser le blaireau dans Birkenwood-Bank.
La figure de Rashleigh, comme je l’ai déjà dit, avait un caractère particulier, et de ma vie je n’avais vu de physionomie semblable. Mais cette singularité ne consistait pas encore tant dans les traits que dans sa manière de changer leur expression. Dans le passage de la joie à la douleur, du ressentiment à la satisfaction, il y a un léger intervalle, avant que la passion dominante respire dans tous les traits, à l’exclusion absolue de celle qu’elle remplace. De même que la lumière douteuse du crépuscule sépare la fin de la nuit du lever du soleil, il y a comme une espèce d’indécision dans le caractère de la physionomie, pendant que les muscles se dégonflent, que le front s’éclaircit, que les yeux reprennent leur éclat, enfin que toute la figure, chassant les nuages qui la couvraient, recouvre un air calme et serein. Celle de Rashleigh ne passait point par ces gradations, mais prenait successivement et tout à coup l’expression de ces deux passions diamétralement contraires ; c’était comme le changement à vue d’une décoration où, au coup de sifflet du machiniste, un rocher disparaît et un palais s’élève.
Cette singularité me frappa surtout dans cette occasion. Lorsque Rashleigh entra, toutes les passions haineuses étaient peintes sur son visage. Il entendit mes excuses et l’exhortation de son père sans qu’il se fit le moindre changement dans sa physionomie ; mais sir Hildebrand n’eut pas plus tôt fini de parler que le sombre nuage qui couvrait le front de Rashleigh disparut tout à coup ; et du ton le plus poli et le plus affable il m’exprima sa parfaite satisfaction des excuses que je voulais bien lui faire.
– Mon Dieu ! dit-il, j’ai moi-même une si pauvre tête lorsque je bois plus de mes trois verres de vin, que je n’ai, comme le bon Cassio[37], qu’un souvenir très vague de la confusion qui régna hier soir. Je me rappelle en masse ; mais rien de distinct. – Une querelle, et voilà tout. Ainsi, mon cher cousin, ajouta-t-il en me serrant amicalement la main, jugez quelle douce surprise j’éprouve en voyant que j’ai à recevoir des excuses au lieu d’en avoir à faire. Ne parlons plus de cela ; je serais bien fou de vouloir examiner minutieusement un compte dont la balance, qui pouvait être contre moi, se trouve si inopinément à mon avantage. Vous voyez, M. Frank, que je prends déjà le langage de Lombard-Street et que je me prépare à remplir dignement ma nouvelle profession.
J’allais répondre, et je levais les yeux que la honte m’avait fait baisser, lorsque je rencontrai ceux de miss Vernon, qui, étant entrée sans bruit pendant la conversation, l’avait écoutée attentivement. Déconcerté, confus, je penchai la tête sans dire un seul mot, et j’allai prendre tristement ma place auprès de mes cousins, que le déjeuner n’avait pas cessé d’occuper exclusivement.
Mon oncle se garda bien de laisser échapper cette occasion de me faire, ainsi qu’à Rashleigh, une leçon de morale, et il nous conseilla sérieusement de nous corriger de nos ridicules habitudes de soupe au lait, selon son expression, de nous aguerrir contre les effets du vin, pour éviter les disputes et les coups ; et de commencer par vider régulièrement tous les jours notre pinte de porto ; ce qui, à l’aide de la bière de mars et de quelques verres d’eau-de-vie, suffisait pour des novices en l’art de boire. Pour nous encourager, il nous assura qu’il avait connu beaucoup d’hommes qui étaient arrivés à notre âge sans avoir jamais bu trois verres de vin, et qui cependant, étant tombés en bonne compagnie, et suivant les bons exemples, étaient parvenus à se faire une brillante réputation en ce genre, pouvant vider tranquillement leurs six bouteilles sans perdre la tête, et sans être incommodés le lendemain matin.
Malgré la sagesse de cet avis, et la brillante perspective qu’il me faisait entrevoir, j’en profitai peu : tout en paraissant écouter mon oncle, mon attention était ailleurs. Toutes les fois que je me hasardais à tourner les yeux du côté de miss Vernon, j’observais que ses regards étaient fixés sur moi, et je croyais lire sur sa figure l’expression de la pitié, et en même temps du déplaisir. Je cherchais les moyens d’entrer aussi en explication avec elle et de lui faire mes excuses, lorsqu’elle me fit entendre qu’elle était déterminée à m’épargner la peine de solliciter une entrevue : – Cousin Frank, dit-elle en m’appelant par le même titre qu’elle avait coutume de donner aux autres Osbaldistone, quoiqu’à proprement parler je ne fusse pas son cousin, j’ai été arrêtée ce matin par un passage dans la Divina comedia du Dante ; voulez-vous avoir la bonté de monter à la bibliothèque pour me l’expliquer ? Lorsque vous aurez découvert le sens de l’obscur Florentin, vous irez rejoindre ces messieurs, et voir si vous serez aussi heureux à découvrir la retraite du blaireau.
Je m’empressai de lui répondre que j’étais prêt à la suivre. Rashleigh offrit de nous accompagner. – Je suis plus en état, nous dit-il, de chercher le sens du Dante à travers les métaphores et l’obscurité de son style que de chasser un pauvre anachorète de sa tanière.
– Excusez-moi, Rashleigh, dit miss Vernon ; mais, comme vous allez occuper la place de M. Frank dans la maison de banque à Londres, vous devez lui céder l’éducation de votre élève à Osbaldistone-Hall. Nous vous appellerons cependant s’il est nécessaire ; ainsi ne prenez pas votre air grave, je vous prie. D’ailleurs, c’est une honte que vous ne connaissiez pas mieux la chasse, vous, un Osbaldistone ! Que ferez-vous si votre oncle vous demande comment vous chassez au blaireau ?
– Hélas ! Diana, c’est bien vrai, dit sir Hildebrand en poussant un soupir. Si Rashleigh eût voulu acquérir, comme ses frères, les connaissances utiles, il était à bonne école, je crois ; mais les grammaires françaises, les livres, les nouveaux navets, les rats et les hanovriens ont tout bouleversé dans la vieille Angleterre[38]. Allons, Rashie[39], allons, viens avec nous, et porte mon épieu de chasse : ta cousine n’a pas besoin de toi à présent, et je n’entends pas qu’on contrarie ma Diana. Je ne veux pas qu’il soit dit qu’il n’y avait qu’une femme à Osbaldistone-Hall, et qu’elle y est morte faute de n’avoir pu faire ses volontés.
Rashleigh obéit à son père et le suivit après avoir dit à demi-voix à Diana : – Je suppose qu’il sera discret de ne pas oublier aujourd’hui de me faire accompagner du courtisan Cérémonie, et de frapper à la porte de la bibliothèque avant d’entrer ?
– Non, non ! Rashleigh, dit miss Vernon, débarrassez-vous du faux archimage appelé Dissimulation ; c’est le meilleur moyen de vous assurer un libre accès auprès de nous pendant nos entretiens classiques.
À ces mots, elle prit le chemin de la bibliothèque, et je la suivis... comme un criminel, allais-je dire, qu’on mène à l’exécution ; mais il me semble que j’ai déjà employé cette comparaison une ou deux fois, ainsi je la supprime : je dirai donc, sans comparaison, que je la suivis en tremblant, et avec un embarras que j’aurais donné tout au monde pour vaincre. Il me semblait qu’il était souverainement déplacé dans cette occasion ; car j’avais respiré assez longtemps l’air du continent pour apprendre que la légèreté, la galanterie et l’assurance sont trois qualités essentielles qui doivent distinguer l’heureux mortel qu’une jeune et belle personne honore d’un tête-à-tête.
Mais pour cette fois mes sentiments anglais l’emportèrent sur mon éducation française ; et je fis, je crois, une très piteuse figure lorsque miss Vernon, s’asseyant majestueusement dans le grand fauteuil de la bibliothèque, comme un juge qui va entendre une cause importante, me fit signe de prendre une chaise vis-à-vis d’elle, ce que je fis, tremblant comme le pauvre diable qui se voit sur la sellette ; et elle commença la conversation sur le ton de la plus amère ironie.